La Bille bleue
Puisque Hérodote a déjà traité du climat égyptien, il ne sera pas déplacé que nous ouvrions nous aussi sur ce thème, d’une importance fondamentale pour bien comprendre cette histoire. Le hasard voulut que, juste avant notre déménagement en Égypte, les magazines sur papier glacé du monde entier publient une photo en couleurs — un portrait de la Terre vue de l’espace, tout à fait ravissant, comme réalisé sur commande pour la couverture d’un manuel de géographie. Il reçut le nom poétique de Bille bleue.
À une distance de 45 000 kilomètres, depuis la mission Apollo 17 en route pour la Lune, le globe terrestre apparaît comme un cercle presque parfait, qui resplendit, ensoleillé, sur fond d’univers ténébreux. Vue d’en haut, notre planète est bleuâtre, bleue de mer et blanche de nuages, ourlée par le mince anneau vitreux de l’atmosphère, telle une aura transparente qui confère à la Terre l’aspect des billes en verre de mon enfance.
Sur cette photographie, prise en contre-plongée quand la navette spatiale se trouvait haut dans le ciel au-dessus du pôle Sud, on discerne au premier plan l’Antarctique qui, au moment du cliché, ne se cachait pas sous un impénétrable manteau blanc de nuages. Un peu au-dessus, entre deux océans — à gauche l’Atlantique, à droite l’Indien — on distingue nettement toute la ligne de côte de l’Afrique, vers le nord, jusqu’à l’Arabie et la Méditerranée.
Tous les cieux terrestres, au-dessus des mers comme des continents, sont parsemés des multiples taches blanches des nuages, tourbillons, touffes et mèches semblables aux motifs prisonniers du verre des billes. Il y en a partout, sauf au-dessus de la partie nord du continent africain où, sur une vaste étendue de couleur rousse, pas le moindre nuage en vue, pas plus sur cette photo que sur aucune autre, car au-dessus du Sahara jamais le ciel ne se couvre, jamais il ne pleut, la dernière bonne averse, de celles qui détrempent la terre, est tombée bien avant les premières pyramides, probablement vers la fin de la dernière période glaciaire. Ce qui signifie qu’au-dessus du Sahara, le ciel est constamment bleu, et ce depuis, au bas mot, une dizaine de milliers d’années déjà, toujours identique — le jour le soleil, la nuit les étoiles au-dessus de la tête, et sous les pieds, la terre la plus sèche de tous les déserts du monde, qui renferme moins d’eau que la surface de la Lune.
Kısmet
En arabe, le kısmet signifie le destin, la destinée, le sort, la fortune, ce qui, donc, est réservé à chaque homme, prédéterminé et inévitable, et à quoi il faut se résigner à l’avance.
Cette croyance que notre destin est entre les mains de Dieu fait partie intégrante de l’islam. Alors que l’embryon est encore dans le ventre de sa mère, un ange de Dieu inscrit, sous la dictée d’Allah, le sexe de l’enfant, la durée de sa vie, ses heurs et ses malheurs, et cette inscription, à laquelle on ne peut rien ajouter ni retirer, reste sous la garde des anges jusqu’à ce que la volonté de Dieu soit faite — c’est ce qui est écrit, m’a-t-on dit, dans le Coran, je ne l’ai pas lu.
Le kısmet est le symbole de tout un rapport fataliste à la vie, au travail, au temps, à l’histoire, à la responsabilité, de soi et des autres.
Que sommes-nous en ce monde ? Quelles sont nos chances face au destin ? Si vous m’aviez posé la question quand j’étais jeune, j’aurais ri, tandis qu’aujourd’hui, si je pense qu’il serait faux de dire que nous n’avons pas la moindre influence sur notre propre destinée, il est rare que la vie se déroule comme nous l’avions imaginé, le plus souvent, au final, les choses se passent comme c’était écrit, et notre volonté, en définitive, ne joue pas un rôle décisif. Je vous dis ça aujourd’hui, à 75 ans révolus.
La nuit était torride
Quand le destin, par une nuit torride de l’été 1972, m’a amenée en Égypte, j’avais 34 ans.
À cette époque, on recommandait avant un voyage en Égypte de se faire vacciner à l’Institut des maladies tropicales, après tout, c’était quand même l’Afrique. Avant le départ, nos amis nous avaient offert des livres sur l’Égypte ancienne, sur l’histoire et l’art, mais également une brochure avec des consignes de survie.
On nous avait prévenus de faire attention aux maladies, de bien nous laver les mains, de ne boire que de l’eau bouillie, de ne surtout pas nous baigner dans le Nil, une rivière sale et répugnante, de nous garder du coup de chaleur et de l’insolation, car on pouvait en mourir, d’enjamber les flaques dans la rue, car l’eau stagnante était un nid d’infections, de ne pas entrer dans les tombeaux et les galeries souterraines, qui grouillaient de micro-organismes préhistoriques, de bactéries mortelles et de miasmes, et qu’une inspiration de cet air renfermé depuis l’Antiquité suffisait à vous tuer un homme, surtout un Occidental. Et tous nous répétaient qu’en Égypte, tout était différent depuis la nuit des temps, mais malgré ces avertissements, cette nuit-là, j’ai été surprise par la touffeur qui m’a assaillie depuis les ténèbres, à la sortie de l’avion. Je descendais l’escalier suivie de mes trois petites, et les bourrasques d’un vent sec plus chaud que le sang tentaient de m’arracher mon foulard des épaules et m’ébouriffaient les cheveux.
Aleks était parti avant, en éclaireur, et une fois qu’il s’était assuré que tout était en ordre, nous l’avions rejoint toutes les quatre, nos filles et moi. Il nous attendait déjà sur la piste, je n’avais pas espéré le voir là, aux côtés d’un homme moustachu en uniforme. Pendant nos retrouvailles, et ça faisait quelques mois que nous ne nous étions pas vus, l’homme a, solennel et un pistolet à la ceinture, détourné le regard, comme s’il avait honte d’être le témoin d’embrassades et de baisers si passionnés. Aleks l’a présenté: l’inspecteur Untel, de la police.
Dans l’étendue déserte, le vent chassait des tourbillons de poussière sur le sol. L’inspecteur nous a accompagnés au terminal, nous a fait couper la file pour le contrôle des passeports, nous a ouvert la voie dans le bâtiment de l’aéroport en écartant théâtralement, pour bien montrer comme il se donnait du mal, la foule bruyante et agitée qui se pressait et se bousculait, et nous a emmenés devant une limousine américaine qui nous attendait devant le terminal des arrivées. Le policier avait même engagé des porteurs pour nos bagages et, à la fin, après avoir vérifié que tout était en ordre et refermé le coffre, il leur a donné à chacun une pièce. Avant de partir, Aleks a fourré un billet dans la main du policier, qui a vérifié combien il avait reçu, sa moustache a souri et, satisfait du montant, il nous a fait un salut militaire.
Aleks a bien vu que j’étais intriguée:
Ne t’étonne pas, ce n’est pas de la corruption, c’est un bakchich, le type m’a rendu un service, il mérite une récompense honnête. C’est comme ça que ça marche, ici, tu apprendras, la leçon de survie numéro un au Caire, c’est qu’un bon bakchich ouvre beaucoup de portes.
La route de l’aéroport à la ville traversait le désert. Dans la voiture, nos petites filles, tout juste réveillées après plusieurs heures de vol, surexcitées par le voyage et par la joie de revoir leur père, étaient agitées et volubiles, et nous n’avons pas pu discuter avant qu’elles ne se soient un peu calmées. Nous sommes entrés dans la ville, la route passait entre des rangées de bâtiments impersonnels et sans charme, couleur désert et poussière, j’ai senti qu’Aleks avait peur que ça ne me plaise pas, et je lui ai demandé la première:
Alors ? Tu te plais ici ?
Je ne sais pas trop quoi te dire. C’est un pays étrange. Impossible d’y rester indifférent. Pour l’instant, je ne m’y suis encore jamais senti mal, et une fois qu’on s’y sera habitués, ça sera, Inch Allah, encore mieux.
Son Inch Allah m’a fait rire, c’était la première fois que j’entendais cette expression.
Inch Allah
Quelle que soit son éducation, sa religion et sa caste, un Égyptien, à la moindre mention de l’avenir, ajoute toujours un Inch Allah. Si Dieu le veut. En arabe, Allah signifie Dieu, pour les musulmans comme pour les chrétiens, et en répétant son nom dès que l’occasion se présente, ils se rappellent à eux-mêmes et les uns les autres ce qu’il ne faut jamais perdre de vue — que nous sommes impuissants face au destin, et que bien souvent, les choses ne se déroulent pas comme prévu, mais comme c’était écrit. Car c’est Lui, en définitive, qui a le dernier mot.
Passe nous voir cet après-midi.
Inch Allah signifie que la personne viendra, si les étoiles ne s’alignent pas autrement.
On va à l’opéra vendredi ?
Inch Allah signifie que vous irez, à moins que le destin n’en décide autrement.
Il me fallut un certain temps pour comprendre qu’Inch Allah signifiait en réalité oui, mais un oui avec une réserve inconnue, quelque chose du genre — Je suis pour, et en ce qui me concerne, la réponse est oui, reste à voir quelle sera la décision définitive de Dieu à ce sujet. Même sous la torture, vous n’arracherez pas à un Égyptien de promesse plus forte et plus convaincante qu’Inch Allah.
Est-ce qu’ils vont venir réparer l’ascenseur aujourd’hui ?
La panne est signalée, ils vont venir, Inch Allah.
Mais il y a une femme coincée à l’intérieur !
Les réparateurs vont la tirer de là, Inch Allah.