Réka Mán-Várhegyi

WINNER

Une femme monte sur l’estrade. Je la reconnais, elle faisait la queue devant moi aux toilettes pendant la pause-déjeuner. Ses vêtements avaient attiré mon attention: blouson en velours côtelé marron foncé, pantalon d’un bleu éblouissant, un jean, certes, mais néanmoins élégant. Je m’étais dit qu’elle devait être étrangère. En attendant son tour, elle s’épilait les sourcils. Son sac en daim coincé sous l’aisselle, elle tenait d’une main un miroir de poche, de l’autre, la pince à épiler. Tandis que son regard cherchait à capter le rayon de lumière qui filtrait par la petite fenêtre, son sac, lui, ne cessait de glisser, si bien qu’elle avait dû plaquer sa cuisse contre le mur pour lui éviter la chute. Une fois l’épilation des sourcils terminée, elle avait observé avec attention le résultat, puis s’était concentrée sur ses cheveux. Nos regards s’étaient croisés dans le miroir. Elle s’était retournée vers moi, et j’avais alors découvert avec surprise qu’elle avait les yeux rouges, le nez zébré de marbrures violacées, les traits tirés, marqués par la fatigue.

Dans l’unique W.C. en service, le bruit de la chasse d’eau s’était évanoui depuis déjà un bon moment, le silence total régnait à l’intérieur, comme si la personne qui, selon toute vraisemblance, s’y trouvait précédemment, s’était évaporée. C’est alors que nous avons entendu un long pet. La faiblesse et la timidité du son laissaient supposer que son auteur avait tout fait pour réprimer ce pet, ce qui expliquait pourquoi il avait duré si douloureusement longtemps. On aurait dit le gémissement d’un chiot pendant son sommeil.

— C’est insupportable, a dit la femme en jean en me décochant un regard presque accusateur, comme si j’étais la coupable, comme si c’était moi qui occupais les toilettes. Elle a alors suspendu son sac au radiateur et, tout en me poussant d’un geste délicat, s’est dirigée vers les lavabos, puis, comme s’étant ravisée, a fait demi-tour, pour aller rechercher son sac.

— Passe devant moi, m’a-t-elle dit, après quoi, en me poussant pour la troisième fois, elle s’est précipitée vers le lavabo et a ouvert le robinet.

À ce moment-là, la péteuse a fini par lever le camp. Avec ses bras encombrés de son haut de tailleur, de son sac, de son imperméable et d’un sac publicitaire, s’extraire de la cabine n’a pas été chose facile.

— L’autre WC ne fonctionne pas? m’a-t-elle demandé avec une pointe d’animosité. Bien entendu, elle pensait que c’était moi qui trouvais cela insupportable.

— Non. Il est hors service. C’est écrit sur la porte.

Une fois dans la cabine, j’ai remarqué que mes mains tremblaient, comme chaque fois que je me retrouvais dans une situation tendue. J’entendais l’eau couler à l’extérieur. Je déduisais du bruit que la jeune femme s’aspergeait à grande eau. Elle s’arrosait, s’éclaboussait, s’aspergeait et prenait de profondes inspirations, comme si elle s’apprêtait à plonger la tête sous l’eau. J’avais du mal à concevoir qu’une personne portant un blouson en velours côtelé marron et un jean bleu azur puisse émettre ce genre de gazouillis incongrus.

Quand je suis sortie de la cabine, la femme plus âgée avait disparu. Ma nouvelle copine, elle, sortait la tête de sous le robinet. Le flacon de savon liquide était renversé, le lavabo rempli de mousse. La veste en velours était coincée entre les genoux de la fille, le sac par terre; son jean était trempé.

— Je me suis lavé la tête. Cette remarque m’était vraisemblablement adressée puisqu’il n’y avait personne d’autre.

— Je déteste avoir les cheveux gras.

— C’est vrai qu’il fait chaud, ai-je dit après un petit moment de silence.

Elle a lissé avec ses doigts ses cheveux courts puis s’est ébrouée comme un chien mouillé. En éclaboussant tout le lavabo, et moi-même par la même occasion. J’étais franchement choquée par sa désinvolture.

Elle a une nouvelle fois lissé ses cheveux, puis à l’aide d’une serviette en papier, elle s’est essuyé le visage, la poitrine et les mains, après quoi elle a pris une nouvelle serviette en papier avec laquelle elle a tamponné ses dessous de bras.

— Je suis un peu stressée, m’a-t-elle dit en s’éloignant du lavabo.

— Je te laisse la place.

Et la voilà maintenant sur l’estrade. Ses cheveux ont eu le temps de sécher, ils sont tous coiffés dans le même sens, comme s’il y avait du vent.

— Le sujet de ma conférence ne coule pas de source, dit-elle. C’est pourquoi il me semble très important d’apporter en préambule quelques éclaircissements sur le choix de cette thématique, et d’expliquer rapidement de quoi il s’agit.

On sent chez elle une pointe d’agacement, elle parle fort, sèchement, lance chaque mot à la figure des membres de l’assistance comme s’il s’agissait d’un vase ou d’un cendrier. Elle n’a pas rédigé sa conférence, du moins pas intégralement, elle tient à la main un carnet, qu’elle feuillette, en avant, en arrière, à la recherche de ses notes. Elle semble dans l’embarras, bien évaluer ce qu’elle doit mettre en avant, ce qu’elle doit mentionner et ce qu’elle doit laisser de côté représente visiblement un véritable défi pour elle. Les épithètes, aussi ronflants que redondants, s’abattent en trombe dans ses phrases. Cela fait dix minutes qu’elle s’exprime et je m’aperçois que je ne sais pas de quoi elle parle.

Les gens assis autour de moi commencent à chuchoter, j’imagine qu’ils étrillent la conférencière. Pistes et fausses pistes dans les méthodes de recherches sur l’antisémitisme en Hongrie, voilà ce qui figure sur le programme. La femme s’appelle Enikō Börönd, elle est maître de conférence à l’université où j’étudie. Je n’avais jamais entendu parler d’elle.

— Comme de nombreuses personnes l’affirment, et cet après-midi encore, n’est-ce pas… (pause), nous l’avons entendu de la bouche de Béla, l’antisémitisme en Hongrie est considéré aujourd’hui comme politiquement incorrect, et même dans les couches de la société… (pause) traditionnellement réceptives à l’antisémitisme, les gens sentent qu’il n’est pas de bon ton d’exprimer en public leurs opinions. Nous pouvons également entendre, et lire, de plus en plus souvent… (pause), aussi bien dans la presse que dans nos travaux de recherche, qu’une partie importante de la société est immunisée contre l’antisémitisme.

Elle semble tourner autour du pot. Je n’arrive pas à comprendre si elle est soutient ou réfute les affirmations qu’elle mentionne, la seule chose qui me fait pencher pour la deuxième option est la violence avec laquelle elle débite chacune de ses phrases. Elle prononce certains mots à toute vitesse, ce qui l’oblige à marquer des pauses, pour de ne pas s’étouffer. Après quoi elle repart. À intervalles irréguliers, elle sourit. Le genre de sourire éloquent, qui indique qu’il est superflu d’expliciter la question évoquée à grands traits, tout comme l’affirmation lancée de façon quelque peu péremptoire, puisqu’il va de soi que tous les membres de l’assistance comprennent, savent de quoi il s’agit, et qu’il en est ainsi et pas autrement.

Elle délaisse ici et là le jargon scientifique, utilisé par la plupart des conférenciers, au profit de formules empruntées à la langue parlée. Je trouve cela plutôt bien, même si je suis incapable de déterminer si c’est volontaire de sa part ou la conséquence de son manque de préparation.

— Par manque de temps, je ne m’attarderai pas sur la présentation détaillée du livre évoqué. C’est pourtant une question fondamentale. Il existe de nombreux exemples qui illustrent cette forme d’antisémitisme… (pause), des centaines. Des milliers.

Elle se mouche, puis fourre son mouchoir en papier entre les pages de son carnet de notes.

Le modérateur se lève au beau milieu d’une phrase en écarquillant les yeux, comme s’il venait de sortir d’un état de torpeur consécutif à une dure journée de travail. Un rictus de douleur apparaît sur son visage, il signale, en montrant sa montre, qu’il est temps de conclure. Enikō Börönd promet de se concentrer sur l’essentiel, elle feuillette fébrilement son carnet, le mouchoir en papier s’envole, qu’importe, il lui faut absolument trouver ses notes, et les synthétiser afin de les caser dans la minute et demie qui lui reste. Un poignant sprint final commence.

Un homme lui succède sur l’estrade. Je consulte le programme: Méthodes anthropologiques appliquées aux recherches sociologiques. Il est maître de conférence au département de sociologie. Je ne l’avais pas encore rencontré. C’est le dernier intervenant de la journée, ce qui explique sans doute pourquoi quelques fissures viennent ébrécher l’apathie générale du public. Les personnes encore présentes reprennent des couleurs. L’homme, d’âge moyen, est vêtu d’une chemise et d’un pantalon du même beige, les deux vêtements se confondent tellement qu’on croirait qu’il porte une grenouillère. Mon regard se pose sur ses épaules tombantes. Un frisson de dégoût me parcourt, mais je me reprends immédiatement: si je ressens cela, c’est parce que mon pauvre défunt père était professeur de gymnastique et clamait haut et fort que les corps trahissant une absence de pratique sportive ne méritaient que le plus grand des mépris. Chaque fois qu’il apercevait à la télévision des politiciens bedonnants, des stars de cinéma anorexiques ou des présentateurs avachis, il faisait le même commentaire: encore un qui était dispensé de gymnastique. Il n’aurait sans doute pas épargné le conférencier en beige, pas plus que les sciences sociales, dès lors qu’elles étaient incarnées par ce genre d’ectoplasme. Comparé aux autres enseignants universitaires aux dos voûtés, l’homme semble cependant relativement agile, voire souple, il change souvent de position, gesticule avec aisance, mais uniquement avec ses mains, car, tel un fier échassier, il tient ses coudes et ses bras plaqués contre son corps. Tout en devisant sur les écueils des techniques de recherches quantitatives, il sourit, comme un maître d’école qui, lentement, avec une certaine délectation, distille dans la tête des parents d’un charmant bambin que la prunelle de leurs yeux les a bien grugés, car en réalité c’est un affreux garnement qui terrorise les petits et n’est pas aussi intelligent qu’ils se l’imaginent. Une partie de l’auditoire rit sous cape, quelques-uns rient franchement. Il passe en revue quelques travaux de recherches récents, qui tentent, sur la base de plusieurs milliers de personnes interrogées, de déterminer les positions idéologiques de toute la population, et notre conférencier de démontrer à renfort d’exemples convaincants que les résultats obtenus ne sont pas fiables. Il est quasiment impossible d’établir un questionnaire, de formuler des questions qui ne conduisent pas à des malentendus. La seule voie possible est le travail de terrain, pas dans le sens donné par les pères fondateurs de l’anthropologie culturelle, dans quel sens au juste, il ne pourra pas le développer dans le cadre de la conférence d’aujourd’hui, en revanche, il essaiera d’envoyer un texte pour la publication des actes du colloque, dans lequel, si l’espace n’est pas limité, il évoquera ce sujet.

— Dans la minute qui me reste, je me contenterai d’énumérer, sans autre explication, les avantages des recherches qualitatives, et du travail de terrain, que je recommande vivement, même aux collègues habitués aux enquêtes réalisées à grande échelle… c’est alors qu’une fille se lève brusquement, suivie d’une autre, puis de deux autres. Toutes les quatre se dirigent vers l’estrade. En temps normal, lorsque quelqu’un se déplace dans la salle, entre ou sort, il le fait avec discrétion pour ne pas perturber la conférence. Elles, elles font tout le contraire, elles toussent, s’excusent en hurlant auprès des gens qu’elles enjambent, puis cheminent en direction de l’estrade comme si celle-ci était vide, et qu’elles s’apprêtaient à tenir la conférence suivante. Une fois arrivées, deux d’entre elles se placent à droite du conférencier, les deux autres à sa gauche. L’homme interrompt un instant son inventaire des bienfaits du travail de terrain, puis reprend, même si quelques points d’interrogation semblent s’être glissés dans ses phrases. Elles se tiennent jambes légèrement écartées, genoux fléchis, face au public. Comme des justiciers prêts à dégainer dans un western américain. Personne ne leur demande d’explication, c’est comme si tous attendaient qu’il se passe quelque chose pour intervenir et dire à ces filles qu’elles perturbent la conférence. L’une d’elle se met brusquement à pousser un cri. Un véritable cri de guerre. Puis, l’une après l’autre, en partant de la gauche, elles retirent et jettent par terre leur tee-shirt. Sur leurs poitrines, soigneusement cloisonnées dans des balconnets, on distingue des inscriptions. Elles se tiennent sans parler, sans bouger, comme pour laisser aux gens assis le temps de déchiffrer les lettres quelque peu estompées, ce qui pour ceux qui occupent les derniers rangs n’est pas chose facile, mais grâce à la vague de murmures qui parcourt la salle, le message nous parvient assez vite. Sur la poitrine d’une des filles est inscrit: NOUS, sur la deuxième: SOMMES, sur la troisième: LE, et enfin: TERRAIN. Notre conférencier penche la tête sur le côté et attend. Ensuite il s’adresse à l’une d’elles.

— Vous avez terminé?

Les filles aux seins gribouillés se mettent soudain à pousser des cris et à sautiller autour de l’estrade, après quoi elles scandent, au début à voix basse, puis de plus en plus fort, un slogan, je n’en crois pas mes oreilles, elles répètent: «Unga-bunga».

— Mais qu’est-ce qu’elles veulent? demande quelqu’un près de moi.

— Unga-bunga? intervient quelqu’un d’autre, c’est une blague ou quoi?

— Du calme, réagit une troisième personne bien informée. C’est une action.

— Bon, maintenant, ça a peut-être assez duré, remarque le conférencier depuis son estrade.

Les personnes occupant le premier rang se lèvent, le modérateur leur ordonne de partir, quelqu’un jette une couverture sur l’une des filles, elles continuent de crier et de sautiller, et juste au moment où tout le monde croit que cela ne cessera jamais, l’une des filles pousse un cri, toutes s’immobilisent, se taisent, puis se dirigent en file indienne vers la sortie. Le silence s’abat dans la salle, le conférencier, qui se tient tête baissée sur l’estrade, se pince le nez avec deux doigts, comme s’il s’agissait d’une soupape qu’il fallait boucher pour empêcher l’air de s’échapper. Je suis prête à parier que lorsqu’il relèvera la tête, il me regardera dans les yeux.