Philippe Marczewski

SPECIAL MENTION

Quand Cécile se réveille au matin, regarde-t-elle encore le ciel à l’est pour chercher la lumière, sent-elle le vent souffier sur elle qui la soulève et l’emporte, a-t-elle soif, a-t-elle faim, a-t-elle chaud, s’accroche-t-elle aux branches des peupliers ou aux pierres ridées des falaises qui écorchent sa chair, tout cela est-il encore possible
? parfois il l’imagine avancer vers la mer, comme ce matin venteux de septembre quand désœuvrés et vacants ils avaient marché en grappe éparpillée sur une plage d’Italie, leur jeunesse indolente alors ne pesait rien et ne creusait presque pas le sable sous leurs pas, une poussière morose s’était posée sur lui, dissimulant son visage, elle l’avait remarquée, il n’y avait pas de raison, peut-être seulement l’espace d’une seconde avait-il eu la sensation de tout ce que ce mouvement portait en lui d’éternité autant que d’éphémère, ou peut-être était-ce seulement le vent qui balayait les peaux si vite perdues pour devenir adultes, et Cécile avait dit qu’elle aussi était d’humeur cyclique, cela ne s’expliquait pas, ne se comprenait pas davantage, il avait souri c’était déjà fini, entre eux la poussière avait révélé le relief d’une possible connivence, arrivés au bord de l’eau ils avaient ri à nouveau et c’est ainsi que parfois il l’imagine, avan- çant vers la mer les pieds nus sur le sable qui ne conserve aucune empreinte, jeune et lumineuse, puis elle disparaît dans un reflux de marée, dans un cycle de temps si bref qu’il ne peut le saisir, et son image sur la plage est fugace comme son passage dans la vie, déposée sur le sable et aussitôt reprise, effacée déjà par l’écume des années, lui reste alors en tête la blondeur de ses cheveux, de ses sourcils et des cils autour de ses yeux dont l’iris parfois se voyait à peine à travers la fente étroite des paupières, son visage juvénile

n’était que blondeur et lumière au rose de ses joues, il s’efforce en plongeant dans la mélasse obscure de sa mémoire de recomposer la forme de sa bouche et son sourire et les fossettes qu’il dessinait et son rire blond et solaire, un tel visage est-il encore possible pense-il, une telle blondeur jusqu’aux cils peut-elle encore émerger du som- meil au matin et s’habiller du vent qui souffie sur elle et l’emporte, peut-il y avoir encore du rose à ses joues et des fossettes s’accro- chant aux branches hautes des peupliers et aux rides des falaises ? mais non, il sait bien que c’est impossible, il sait bien que Cécile ne sent plus le vent souffier sur elle, n’a plus faim ni soif, ne se réveille pas de sa nuit et plus jamais ne se réveillera, on ne se réveille pas de ce sommeil-là, elle ne sait plus rien des branches des peupliers ni des flux de marée et de sa blondeur ne subsiste que son souvenir qui déjà s’étiole, voilà pourquoi il s’agrippe à ces rares images comme à un fil ténu sur quoi tirer, un fil sans début ni fin qui pourrait se briser et sans doute se brisera avec le temps, avec l’oubli et la vieil- lesse, alors il engage une lutte, il doit fixer ce qui disparaît, ce qui déjà n’est plus, avant d’oublier la forme de son visage et le rose à ses joues, car il a déjà oublié tant de choses importantes comme la cou- leur de ses yeux, il peut imaginer leur forme et leur lumière quand elle souriait et que l’iris se voyait à peine à travers les cils mais leur couleur précise a disparu et si quelqu’un lui demandait aujourd’hui la couleur de ses yeux il répondrait qu’ils étaient blonds, c’est ainsi qu’il s’en souvient, son regard était blond parce que ses cils étaient blonds et ses sourcils, voilà comme on oublie les choses, comme on oublie les êtres et comme il oublie Cécile, et il voudrait empêcher cette béance qui s’ouvre peu à peu dans sa mémoire de dévorer son visage, parce que l’oubli est injuste et brutal, il avale la couleur des yeux la forme des mains les parfums et les mots et ne laisse affieu- rer que le souvenir de la mort

de la mort de Cécile le souvenir est vif, et claire l’image de l’annonce reçue malgré l’érosion qui peu à peu en use la netteté, il était assis à son bureau et le téléphone a sonné, D. pleurait, il ne l’avait plus entendue depuis des mois, elle avait disait-elle cherché pendant deux jours à le joindre, sa voix était faible et lente comme engluée elle sanglotait, ensuite il ne sait plus, peut-être de but en blanc a-t-elle dit dans une plainte Cécile est morte, ou bien elle a d’abord parlé d’un accident et seulement après elle a dit Cécile est morte il ne sait vraiment plus, il pense qu’elle a dit qu’il y avait eu un accident, que Cécile était dans un avion avec d’autres personnes qu’il connais- sait aussi, un petit avion de tourisme, qu’ils avaient décollé d’un aérodrome dans le Sud et que le vent avait apparemment rabattu l’avion qui s’était écrasé, ils sont morts tous les quatre a sans doute dit D. mais ce dont il se souvient c’est seulement cette phrase, Cé- cile est morte, c’était le 10 août 2001 et l’accident avait eu lieu le 8 croit-il, des dates il est à peu près certain mais des minutes et des heures qui ont suivi l’annonce il ne sait plus grand-chose, elles ont l’apparence d’un bouillon laiteux et opaque, il sait qu’il a ressenti le besoin d’annoncer à son tour la nouvelle, bien sûr il pensait que d’autres personnes devaient être prévenues mais au fond ce n’était qu’une manière de se débarrasser de la mort de Cécile comme on rejette loin de soi une grenade dégoupillée, il a appelé B. qui avait été le petit ami de Cécile dix ans plus tôt à l’époque où il l’avait vue pour la première fois, et lorsque B. a décroché sa voix a gagné les graves et il lui a dit Cécile est morte puis il a dit ce qu’il savait de l’accident mais B. ne lui a pas paru affecté, au-delà de la surprise de l’annonce il a eu l’impression que cela le touchait peu, pour être précis la nouvelle semblait ne pas avoir percé l’épaisseur de sa vie occupée à se vivre, peut-être n’avait-il pas planté l’aiguille de la sur- prise avec assez de force et il se rappelle avoir dit à B. que parce qu’ils étaient sortis ensemble il avait pensé qu’il fallait le prévenir, mais là encore il a trouvé B. étonnamment détaché et la conversa- tion a viré à des banalités puis ils ont raccroché, ensuite il a appelé
J. et lui a dit Cécile est morte, mais J. ne se souvenait pas très bien
d’elle, il a dû réfléchir un peu pour mettre un visage sur ce nom, cinq années avaient passé depuis la fin de leurs études et il a eu la sensation que J. ne comprenait pas pourquoi il avait cru nécessaire de lui téléphoner sans délai, et dans le silence ils ont raccroché,

alors seulement il a regardé l’idée désorganisée de la mort de Cé- cile se rassembler comme un nuage grisâtre à hauteur de ses yeux, filtrer la lumière de ce matin d’août, obscurcir la pièce, et soudain il a eu l’intuition que cette phrase, Cécile est morte, ne voulait rien dire, que les sons en elle ne tenaient pas ensemble et se dissipaient, l’idée de la mort de Cécile avait un corps gazeux éthéré, un simple geste de la main suffisait à en perturber l’apparence, à la rendre changeante et indescriptible, et il n’a plus jamais depuis lors réussi à en saisir la forme