Haska Shyyan est écrivaine, traductrice, blogueuse et photographe. Née en 1980 à Lviv, elle a étudié la philologie classique à l’Université de Lviv et vit actuellement à Kiev.
Co-propriétaire d’une librairie à Lviv, elle mène une campagne active pour l’élimination des systèmes de corruption non transparents dans l’achat de livres. Elle a également créé, avec Tilo Schulz, un cours d’auteur en écriture créative appelé « Une histoire en un Weekend ».
En 2014 est paru le premier roman d’Haska Shyyan, Hunt, Doctor, Hunt ! , écrit essentiellement sur son téléphone portable pendant une convalescence temporaire.
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Excerpt - Translation
Translated from Ukrainian by Sébastien Gobert
Ella nous a invitées chez elle. «Il n’y a personne chez moi», avait-elle dit comme pour nous forcer à combler sa solitude. L’appartement d’Ella est exactement comme je l’avais imaginé. Petit et plaisant, fait pour deux avec la possibilité d’un agrandissement. Elle y vit désormais dans le confort ordonné si particulier d’une diplômée de pension de jeunes filles. Tout est propre et bien rangé. Il est évident que le ménage est fait tous les jours, et pas seulement pour les invités. À travers la porte ouverte de la chambre à coucher, je remarque une sorte de montagne noire disposée sur la moitié du grand lit, qui ne s’accorde pas avec le cadre de l’endroit. Je suppose que c’est le caban, le manteau militaire d’Arthur, qu’Ella avait mentionné le jour de notre rencontre. Une autre chambre, apparemment prévue pour les enfants, est fermée. L’entrée avec le coin cuisine intégré est spacieuse et lumineuse, grâce aux larges fenêtres s’étirant du sol au plafond. La construction n’a pas été si mal pensée pour un bâtiment moderne. La décoration est dans des tons blancs et lavande aubergine, dans un style «provençal» à la mode, fait de meubles en bois vieilli artificiellement et d’un parquet en imitation chêne sombre. On trouve ici la juste proportion de ces divers bibelots mignons, qu’affectionnent particulièrement les femmes qui font de la décoration d’intérieur leur passe-temps: des plaques de céramique peintes en bleu dans la cuisine, quelques cadres de photos dans la chambre, des assemblages qu’Ella a probablement faits elle-même. Nous prenons place sur un grand canapé confortable. Sur une table basse, une variété de collations: des cacahuètes salées, des chips, des mandarines, des bols de salade avec des bâtonnets de crabe et des tartines de tarama. Ella débouche brutalement le champagne, et le bouchon vole à l’autre bout de la pièce pour se perdre dans les rideaux. Olka et Katrusya sont de toute évidence heureuses d’oublier leurs devoirs maternels le temps une soirée. Katrusya en a fini avec l’allaitement de son enfant la veille, alors elle se jette avec empressement sur sa première coupe de champagne. Il m’est difficile d’apprécier pleinement son état, mais j’ai l’impression de ressentir cet épuisement nerveux qui agite son corps. Assise, adossée contre le mur, elle passe sa main dans ses cheveux et les ramasse en un chignon informe. Elle ne dit presque rien. Je sens qu’il y a encore de l’énergie en elle. Son corps et son esprit doivent se souvenir des anciens plaisirs, de ce qui la faisait vibrer autrefois. Je me demande quel genre de femme elle pouvait être, âgée d’un an de moins que moi, avant ses trois congés maternité et cinq ans d’allaitement. Peut-être qu’elle a fait tomber les gars les plus en vue, qu’elle a rendu fous les plus téméraires jusqu’à ce qu’elle ait choisi le meilleur? Peut-être que c’était une fille mignonne mais sage, qui a grandi dans un quartier ordinaire en se défendant des avances des garçons pour se concentrer sur ses études de français. Jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte sans y prendre garde. Aujourd’hui, il est impossible de deviner son passé. Elle porte un jean simple et un pull démodé. Je ne me rappelle même plus quand ce genre de pull était à la mode. Ce pourrait être le genre d’habits que l’on choisit pour être prête en une seconde. Mais dans ce cas précis, on dirait plus que Katrusya ne comprend plus son corps, en changement permanent. Ils sont devenus étrangers l’un pour l’autre, et nul ne sait s’ils se réconcilieront un jour. Je serai infiniment heureuse pour elle si son mari revient en vie et en bonne santé, et continue à voir sa femme comme un objet de désir, malgré son état d’épuisement, tout en réfléchissant à une méthode de contraception efficace.
Olka a apporté de la tequila. À vrai dire, je ne m’attendais pas à cela, bien que je comprenne maintenant que cette organisatrice hyperactive, au caractère obsessionnel, déborde d’un combustible nucléaire dangereux car non utilisé. Je vois que son énergie s’applique aussi aux loisirs, et à l’aventure. Elle doit appartenir à cette catégorie de personnes qui se sentent contraintes de régler tous les aspects de leur vie le plus rapidement possible. Aux yeux des gens, elle avait bien réussi. Olka est de celles que l’on cite toujours en exemple. Mais quand elle lèche avec sensualité douceur le sel mordre un citron après son premier verre de tequila — dans ce cas aussi dans les règles de l’art, comme une excellente élève —, je vois dans ses yeux une jeune fille qui jalouse profondément la vie de Sofka, pour ne citer qu’elle. Elle ne doit sans doute pas se l’avouer à elle-même. Peut-être qu’elle aura un moment de lucidité après avoir enchaîné les toasts. Mais la tequila offre l’avantage qu’elle aura tout oublié le lendemain. L’alcool nous monte à la tête rapidement. Les histoires de ceux qui sont partis, de ceux qui sont revenus et de ceux qui ne reviendront pas font inévitablement surface. Nous ne discutons pas de nos maris. À travers quelques exemples abstraits, nous nous éloignons de nos propres traumatismes.
Quelqu’un a perdu une entreprise florissante pendant qu’il était là-bas. Un autre a passé un coup de téléphone pour souhaiter l’anniversaire de son enfant, et lui a raconté qu’il a vu la veille de magnifiques feux d’artifice de «Grads» ([1]). Un autre encore a recommencé à boire là-bas, après dix ans à jeun. Il est décédé d’une cirrhose peu de temps après la fin de son service. On a entendu parler de cet homme qui est allé se battre juste parce que son grand-père était, lui, mort pour l’Ukraine. L’homme est parti car, sinon, sa grand-mère ne l’inviterait pas au repas de Noël parce qu’il aurait trahi l’honneur de la famille. Quelqu’un s’en est allé après une dispute en claquant la porte, sans se donner la possibilité de se réconcilier. Un gars s’est découvert un talent caché pour la broderie d’icônes après qu’il a arrêté les amphétamines. Un homme d’affaires, père de quatre enfants et un peu replet, s’est porté volontaire: personne n’a jamais compris ce qui a pu l’attirer dans cet enfer d’où l’on ne revient pas. Quelqu’un a tourné dans un clip sur l’UPA ([2]) et a comme prédit que ça allait arriver. Un mari est revenu avec le sida. Mais cela ne s’est su que quand sa femme est tombée enceinte, et a dû passer les examens de rigueur. Une épouse a caché à son homme que leur enfant avait été hospitalisé, afin de ne pas le distraire de son importante mission. Au contraire, la fiancée d’un autre, une DJ très célèbre, n’a pas hésité à l’appeler à un moment très inopportun pour lui demander où il avait rangé les baguettes à sushi. Un homme a attendu cette guerre toute sa vie. Un autre a décidé de mettre fin à ses jours une fois qu’il est revenu du front. Katrusya raconte qu’une de ses connaissances s’était rendue dans la zone de guerre avec d’autres volontaires. Elle y a rencontré son amour de lycée qu’elle n’avait pas vu depuis quinze ans. Il lui a raconté pour l’impressionner qu’il était en première ligne depuis le début de la guerre. Alors, elle a abandonné ses enfants, son mari qui était scientifique sous contrat avec une université étrangère, et elle a épousé son amour de lycée la semaine dernière. Nous passons d’une histoire à une autre, comme si nous étudions des CV, en leur donnant des notes: bien, mal, fucked up, intéressant, glorieux. On approuve, on commente, et les anecdotes s’enchaînent dans une sorte de catharsis. Nous ne sommes pas seules, des milliers d’autres femmes sont dans la même situation. Certaines s’imposent le devoir éreintant d’attendre. D’autres se saisissent de cette opportunité pour trahir. Il y a quelques histoires comme cela. Tout le monde sait que le nouveau-né d’une femme n’est pas de son mari, qui rentre très rarement de la guerre. Tout le monde, sauf le mari, qui persiste à croire à un miracle. Après huit ans de traitement contre la stérilité, Dieu et la testostérone ont finalement gagné. Nous égrenons ces histoires comme on s’administre un remède très amer. Nous embrassons le romantisme douloureux du récit d’une Italienne amoureuse d’un combattant charismatique. Il a péri dans les premières vagues de la ferveur patriotique. Elle lui a écrit des lettres pendant encore un an, jusqu’à ce qu’elle se marie avec un Géorgien. L’histoire d’un soldat qui peint sur le front est particulièrement inspirante. Selon ses proches, ses œuvres ont pris tellement de valeur qu’elles pourraient être exposées à Sotheby’s pour des ventes aux enchères.
La tequila nous a conquises. Le poulet au four avec des pommes de terre qu’avait prévu Ella s’est donc révélé utile pour nous toutes. Nous apprenons que la fille d’Olka fréquente en même temps la chorale de l’église et le pole dance du club pour enfants «Marmelade». Olka affirme qu’il ne s’agit que d’un sport d’intérieur, dans une salle aménagée avec des poufs roses. Elle-même revient souvent du studio de danse pour adultes avec des bleus sur les hanches. Elle ne voit rien de contradictoire dans la pratique simultanée d’une telle activité physique et d’une occupation religieuse. Olka se sert un Coca-Cola, une dose d’Atoxil, et vide deux verres d’eau avant de commander un taxi pour Katrusya et elle-même. Elle doit avoir une approche très professionnelle des beuveries du vendredi soir, car il s’avère qu’elle a un emploi du temps familial très chargé le samedi. Elle ne conçoit pas faire les courses sans passer et par Auchan et par Metro, pour comparer les prix des deux enseignes. En attendant le taxi, elle lance sur son téléphone la chanson Nous aurons de quoi nous souvenir. Tremblante, chancelante, elle lâche:
— Il faut que je tombe enceinte d’un troisième. Comme cela, il reviendra à la maison!
— Ça ne va pas aider, lui répond Katrusya.
Et une lueur alarmée dans son regard fait écho à une citation de la chanson.
Je n’ai pas le courage de rentrer chez moi. C’est étonnant, mais avec Ella, je me sens apaisée. Je n’ai pas envie de la quitter si vite, et de la laisser dans ce vide auquel je me suis moi-même vraisemblablement habituée. Dehors, il fait froid, c’est l’une des plus longues nuits de l’année. Les portières du taxi se referme sur les filles, et la voiture s’éloigne lentement. Je regarde dans le vide, et les fenêtres de l’immeuble d’en face me regardent à leur tour. On peut voir les gens se mouvoir dans les cuisines. Les plafonds semblent si bas et les chambres si petites. Il semble étrange que toutes ces abeilles, ces frelons et ces larves arrivent à y ranger leurs affaires en plus des grandes casseroles de holoubtsi ([3]) cuisinés pour toute une semaine.
Enfin, je n’arrive plus à me contenir:
— Tu sais, lorsque la lettre de conscription est arrivée, la première chose que j’ai vue devant mes yeux était son petit cadavre blanc. Je l’imaginais déjà mort… — Je comprends que parler de cela avec Ella est d’un égoïsme cynique. Mais c’était comme si j’avais une sorte de blessure en moi, et que les mots en étaient sortis plus vite que je ne le pensais. Ce n’était sans doute pas moi qui avais parlé, mais la tequila. — Il est maigre, pas du tout sportif, avec une vision de moins deux. Le cadavre sera peut-être déformé et méconnaissable. Ces visions étaient tellement fortes. Et peut-être qu’il n’aura plus de membres?
— Depuis le début, je n’arrête pas de me demander: comment ça se fait que nos hommes sont à la guerre?
— Ça ressemble plutôt à l’histoire de nos grands-mères, pas à la nôtre.
([1]) Le BM-21 Grad est un lance-roquettes multiples soviétique monté sur un camion développé dans les années 60 (NdT).
([2]) L’Armée insurrectionnelle ukrainienne ou UPA (en ukrainien: Українська Повстанська Армiя ou УПА) était une armée de guérilla ukrainienne formée en octobre 1942. Il s’agit de la branche militaire de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN). Au cours de son histoire, l’UPA s’est battue contre les trois armées qui occupèrent successivement l’Ukraine: la Wehrmacht, l’Armia Krajowa — issue de la résistance polonaise — et l’Armée rouge jusqu’en 1954, principalement dans les Carpates. Considérés par beaucoup comme des héros de la lutte pour l’indépendance ukrainienne, l’UPA et ses chefs Stepan Bandera et Roman Choukhevytch sont aussi très controversés pour leurs rôles dans des massacres, notamment de Juifs et de Polonaisoun (NdT).
([3]) Holoubtsi (en ukrainien, голубці): recette de choux farci, plat traditionnel d’Europe centrale.