Nathalie Skowronek (c) Gallimard - C. Hélie
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La carte des regrets

Nathalie Skowronek est née à Bruxelles en 1973. Après des études littéraires, elle travaille dans l'édition avant de se lancer dans la mode féminine pour 7 ans. Elle renoue avec la littérature en 2004 en créant la collection éditoriale La Plume et le Pinceau pour la maison d'éditions Complexe. À 37 ans, elle publie son premier roman, Karen et moi (Arléa, 2011), premier volume d'une trilogie familiale faisant voyager le lecteur depuis les quartiers juifs polonais jusqu'à Auschwitz. La saga se poursuit avec deux autres romans : Max, en apparence (Arléa, 2013) et Un monde sur mesure (Grasset, 2017). En 2015, elle publie un essai intitulé La Shoah de Monsieur Durand (Gallimard, 2015), dans lequel elle fait état de la prescription, après 70 ans, du devoir de mémoire. Dès 2016, elle dirige l'atelier des Écritures contemporaines organisé à l’École Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre et anime un atelier d’écriture au Club Antonin Artaud, un centre de jour pour adultes souffrant de difficultés psychologiques.

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La carte des regrets (The Map of Regrets)
Suicide, meurtre, accident ? Les circonstances de la mort de Véronique Verbruggen sur un sentier des Cévennes n'auraient pas fait couler autant d'encre dans les médias si la victime n'avait pas été une éditrice reconnue. Deux hommes s’interrogent et partagent le même chagrin : son mari Daniel Meyer, ophtalmologue, et son amant Titus Séguier, un cinéaste qui attendait depuis toujours que Véronique quitte son mari. Pour Daniel, qui voue à sa femme un amour inconditionnel, rien n'aurait jamais pu briser leurs 20 années de mariage. Quant à Titus, languissant d’amour, il hésite entre la discrétion ou la révélation de son amour pour Véronique en achevant le projet qu'ils avaient entrepris conjointement avant sa disparition. Derrière le verni des apparences se dissimule le portrait bouleversant d’une femme qui ne pouvait jamais choisir. Nathalie Skowronek explore avec une grande subtilité les différentes facettes de l'amour et les luttes caractéristiques d'un cœur humain identique à lui-même à toute époque.

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Heidi Warneke (Grasset)

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La carte des regrets - Nathalie Skowronek - Language: French

Suivant l’opinion ordinaire, veronica est formé de vera et de eikon : vraie image.

Dictionnaire Littré

À la fin de l’article on ne savait pas à quoi s’en tenir. Il était beaucoup question d’amour. Véronique Verbruggen était pleurée mais on ne comprenait pas. Qui aimait qui, qui était aimé de qui. L’article évoquait une invitation à rendre hommage à la disparue. Que ceux qui ont connu et aimé Véronique Verbruggen soient les bienvenus. Or, à ses propos, tout laissait à penser que Titus Séguier ne quitterait pas sa maison de Finiels, un petit village du mont Lozère, pour honorer sa mémoire. Il s’était pourtant juré de ne jamais décevoir cette femme, avait‑il glissé au journaliste avant d’interrompre leur conversation.

De cette femme, directrice d’une petite maison d’édition, on savait un peu plus. Sa complice de longue date, la céramiste italienne Francesca Orsini, parlait d’une personnalité secrète dont le professionnalisme, la capacité d’écoute et l’engagement avaient permis de faire des éditions du Pont une maison au catalogue exigeant, défendant des artistes injustement oubliés. Véronique Verbruggen s’était spécialisée dans les monographies de petits maîtres de la peinture, dont le drame était d’avoir croisé les grands noms de la discipline, éternellement condamnés à jouer les figurants dans les cours d’histoire de l’art. Si leurs toiles ressortent de temps en temps de l’oubli, c’est pour illustrer un événement ancien dans un magazine – on sollicitait souvent Véronique pour cette raison – mais sans qu’on les crédite d’une quelconque valeur artistique. Les proches de Véronique, un groupe restreint qui aimait gravir les cinq étages du vieil immeuble parisien de la rue Cassette, le siège de la maison, témoignaient de la ferveur de cette directrice de quarante-trois ans, longue liane qui peinait à dérouler son mètre quatre-vingt-deux, les épaules maladroitement repliées. Il fallait la voir batailler pour défendre les livres auxquels elle croyait. Par une indiscrétion, on apprenait aussi que les fragiles éditions avaient plusieurs fois failli sombrer et qu’elles s’étaient chaque fois miraculeusement relevées.

L’article ne proposait qu’une illustration de mauvaise qualité, on y découvrait le sigle « VV » des couvertures de la maison, sobre, élégant, qui, ici, n’apportait aucune information utile. Pour se figurer Véronique, il suffisait d’introduire son nom sur n’importe quel moteur de recherche. Sous l’onglet « images » apparaissait un visage anguleux aux pommettes hautes, les yeux verts en forme d’amandes, les cheveux châtains coupés court. Aucun de ces portraits ne rendait justice à la beauté de l’éditrice, « une beauté lunaire » avait un jour lâché Francesca, ce qui ne voulait pas dire grand-chose, si ce n’est que Véronique dégageait une lumière singulière, un peu glacée, qui n’était pas sans évoquer les peintres flamands auxquels elle s’intéressait.

Que savons-nous de l’existence de ceux qui nous entourent ? Que nous montrent-ils d’eux-mêmes ? Que dissimulent‑ils ? Mina, sa fille de vingt et un ans, qui sortait doucement de l’adolescence et venait de s’inscrire au conservatoire de musique en classe de piano, s’était exprimée avec prudence, dans un style probablement remanié par le journaliste : « Ma mère avait une façon bien à elle de travailler, d’aimer, de respecter les règles et de les transgresser. Je veux rester fidèle à ce qu’elle était. » Mais que savait Mina de sa mère ?

Le corps sans vie de Véronique est découvert un après-midi de mai par un randonneur occasionnel. L’homme est parti d’un hôtel-restaurant de Villefort où, simple coïncidence, Véronique a l’habitude de déjeuner. Il est en train de franchir le col de Rabusat sur le GR70, appelé aussi « chemin de Stevenson », lorsqu’il s’arrête pour une première pause. Un panneau vient de lui préciser qu’il se trouve à 1 099 mètres, l’information le réjouit, si bien que l’homme photographie la plaque avec son téléphone portable. L’absence de réseau l’empêche d’envoyer l’image à sa compagne. L’homme respire profondément et regarde autour de lui.

Plus le randonneur grimpe, plus il a la sensation de faire corps avec le paysage. La ligne de crête est merveilleuse. À part de rares clarines, on n’entend plus les bruits de la civilisation. Le randonneur est bercé par le chant des oiseaux. Il se plaît à écouter le bruissement des feuilles, tente de les différencier d’un arbre à l’autre, suit des yeux les couples de papillons multicolores qui s’affolent à son arrivée, le vol d’un petit rapace. Ses oreilles bourdonnent. L’altitude ? il n’est pas impossible que ce soit un sentiment de plénitude. Au loin il voit des herbes hautes qui plient sous le vent, des chaos de pierres qu’il confond avec des troupeaux de moutons, des sommets brumeux et bleutés. Il ne se doute pas un instant que d’ici quelques heures il acceptera de livrer le récit de cette journée à un stagiaire du Midi Libre. Dans ce temps suspendu, il pense que cela fait des années qu’il ne s’est pas senti aussi léger.

Son rythme de marche est soutenu, les branchages craquent sous ses pas lorsqu’il décide de dévier de sa trajectoire pour ramener un bouquet d’arnicas. Des ailes lui poussent, le randonneur veille à bien poser les pieds sur le sol de plus en plus escarpé, il cherche ses appuis, se retient parfois à un buisson, à une touffe de genêts, s’amuse de l’effort. Mais soudain l’homme s’arrête. Il voudrait n’être jamais venu ici, son corps se glace, il étouffe un cri. Il ne se tourne plus vers le ciel mais redescend vers la vallée. Il cherche une route, une vraie, avec des voitures et du bitume. Le jour devient affreux et triste. Affreux pour le randonneur, affreux pour ceux qui ont connu et aimé Véronique Verbruggen.